Face à une décision qui le concerne, le salarié va effectuer plusieurs évaluations parmi lesquelles :
- Suis-je satisfait ?
- Est-ce que je trouve la décision juste ?
La satisfaction et la perception de justice organisationnelle sont donc différentes. Creusons ici la justice organisationnelle.
Piasecki, dans sa thèse, définit la perception de justice comme un jugement qu’un travailleur adopte envers les décisions prises à son égard par l’organisation pour laquelle il travaille concernant la répartition des ressources ou les récompenses matérielles, sociales ou émotionnelles.
En détail, quelle forme prend la justice ?
La littérature distingue plusieurs formes de justices. La description qui suit reprend les éléments décrits par Bertholet, Gaudet et Robert dans leur livre cité en bibliographie.
La justice distributive renvoie à l’évaluation que se fait l’individu face à la rétribution reçue.
Elle répond au principe d’équité, c’est-à-dire que l’individu évalue le ratio entre sa contribution et la récompense perçue, au principe de comparaison sociale, c’est-à-dire que l’individu évalue son ratio en se comparant à ses collègues, et au principe d’aversion à la perte, c’est-à-dire que la perte a plus de valeur que le gain et que les rétributions modifient donc les points de comparaisons de l’individu.
Elle est influencée par un biais égocentrique, c’est-à-dire qu’on a plus facilement accès aux informations concernant nos contributions par rapport à celle des autres et que l’on peut donc penser être plus méritant qu’autrui.
La transparence, parfois valorisée, a un effet paradoxal dans le cadre de la justice distributive car elle facilite la comparaison sociale. Le salarié voit qui est mieux payé, est influencé dans son évaluation par le biais égocentrique et d’autres biais comme l’erreur fondamentale d’attribution et il peut donc estimer que ses collègues sont mieux payés alors que moins contributifs.
La justice procédurale renvoie à l’évaluation que se fait la personne des procédures utilisées pour prendre des décisions qui auront un impact sur lui et à la manière dont ces décisions sont mises en œuvre
Elle répond au principe de légitimité, c’est-à-dire qu’une procédure juste générera moins de réaction négatives même en cas de décision défavorable vis-à-vis du salarié et qu’elle servira d’heuristique à la personne pour évaluer les décisions sans avoir toutes les données à disposition, et au principe d’impartialité, qui renvoie à l’application cohérente entre les individus et dans le temps de règles claires et transparentes sans influence de préjugés ou de jeux politiques.
En outre, fonder ses décisions sur des informations exactes et vérifiées, permettre aux salariés de s’exprimer et permettre aux individus de participer aux décisions permettent de renforcer la perception de justice procédurale.
La transparence, sur cet aspect de la justice, peut avoir des vertus.
La justice interactionnelle renvoie à la qualité du traitement interpersonnel reçu par le responsable qui porte et transmet les décisions. Certains y distinguent la justice relationnelle et la justice informationnelle.
Pour renforcer le sentiment de justice interactionnelle, il est nécessaire que le décisionnaire explique et justifie sa décision et soit respectueux vis-à-vis du salarié concerné.
L’intentionnalité derrière la décision, qui sera perçue grâce aux interactions réalisées entre le décisionnaire et le salarié, est également importante et il est préférable qu’une décision juste soit prise plutôt qu’une décision satisfaisante prise pour des raisons instrumentales (répondre à la pression d’un syndicat ou retenir un salarié menaçant explicitement de partir par exemple).
Ces trois formes de justice sont complémentaires et peuvent s’équilibrer, et des procédures justes peuvent, par exemple, compenser une justice distributive et relationnelle imparfaite. Pour illustrer, je peux ne pas être satisfait d’une prime reçue mais trouver la procédure et les critères qui ont permis d’en déterminer le montant justes et le comportement de mon manager lors de l’annonce respectueux. L’inverse est également vrai et une justice interactionnelle faible peut entrainer une suspicion vis-à-vis de procédures pourtant justes par exemple.
Considérant ceci et le fait qu’une parfaite justice sera rarement possible, les auteurs proposent le principe du fair enough : faire en sorte d’adopter des comportements justes pour que la majorité du groupe nous perçoive comme juste. Il s’agit donc de faire de son mieux, même si on ne pourra parfois pas convaincre tout le monde.
Dois-je forcément être impacté par une décision pour évaluer et ressentir une injustice puis en subir les effets ?
La justice organisationnelle répond à un principe de contagion. Ainsi, être témoin d’une injustice peut nous faire ressentir un sentiment d’injustice.
De même, dans une perspective systémique, une injustice ressentie par un travailleur aura un effet sur son attitude et ses comportements qui pourront impacter ses partenaires professionnels et clients.
Bertholet, Gaudet et Robert dans leur livre estiment que le commérage a une fonction de transmission d’information concernant la justice. Au-delà du commérage, Jeanne Leroy précise que les informations issues des récits et expériences vécues par les collègues aident l’individu à interpréter les événements et influencent donc ses jugements et ses réactions en contexte professionnel.
Il n’est donc pas nécessaire d’être directement visé par une décision pour avoir un sentiment d’injustice ou évaluer les procédures, le manager ou l’organisation sur cet aspect.
Quel effet un sentiment d’injustice peut-il avoir ?
Selon Bertholet, Gaudet et Robert, le sentiment d’injustice a un effet :
- Sur la santé des individus avec des problèmes de santé mentale et physique : risque accru de maladies cardiovasculaires, le burnout, corrélations avec les troubles musculosquelettiques et les inflammations chroniques, facteur de risque pour la dépression, les troubles du sommeil et l’absentéisme lié à la maladie et corrélations avec des comportements de compensation comme la consommation d’alcool.
- Sur la santé des organisations avec une baisse de la confiance, de l’engagement, de l’implication, de la performance, de l’innovation …
Piaseki confirme ces effets en indiquant que la perception de justice joue un rôle médiateur entre les caractéristiques d’un poste et les variables de bien-être comme la satisfaction, l’attachement, l’épuisement émotionnel ou encore les intentions de retrait tels que l’absentéisme ou la rotation du personnel.
En plus de ces conséquences, le sentiment d’injustice génère des comportements de revanche qui visent à restaurer une forme de justice. Ces comportements peuvent prendre des formes visibles (sabotage, vol, départ chez un concurrent) ou des formes plus subtiles ou invisibles plus difficiles à objectiver ou prouver (limiter ses efforts, ne pas s’exprimer en réunion, ne pas venir aux événements, ne pas trouver de disponibilité dans son agenda, garder pour soi une idée permettant de résoudre un problème).
Leroy suit cette idée dans sa thèse en indiquant que le sentiment de justice prédit l’engagement des salariés dans des comportements contreproductifs motivés visant à répondre à un préjudice. Ces comportements vont volontairement à l’encontre des normes établies par l’organisation et menacent le bien-être de l’organisation ou de ses membres.
Elle va plus loin en indiquant que des éléments cognitifs (comme l’expérience antérieure et la représentation de l’autorité), contextuels (comme la culture organisationnelle centrée sur le groupe ou sur l’individu) et dispositionnels (comme l’émotivité négative) ont un effet médiateur dans la relation entre une décision, la perception de justice et les comportements contreproductifs au travail dont font partie les représailles.
Outre prévenir les conséquences négatives de l’injustice, un sentiment de justice a-t-il des effets ?
Bertholet, Gaudet et Robert indiquent que, dans un contexte juste, les salariés cherchent également à rétablir l’équilibre. S’ils adoptaient des comportements de revanche en situation d’injustice, ici ils :
- Font plus d’efforts pour partager leurs connaissances, trouver des solutions et innover.
- Sont plus consciencieux.
- Sont davantage engagés et performants.
- S’identifient fortement à l’organisation, ce qui renvoie à l’implication affective.
- Augmentent les comportements de citoyenneté organisationnelle, c’est-à-dire les comportements qui vont au-delà de la prescription et sont essentiels au bon fonctionnement de l’organisation.
- Effectuent des commérages positifs, notamment en partageant leur expérience employeur positive.
- Font passer le soutien à l’organisation avant les intérêts purement personnels.
Renforcer le sentiment de justice organisationnelle n’aurait donc pas uniquement des vertus préventives mais permettrait de faciliter le fonctionnement de l’organisation et d’améliorer la performance sous ses différents aspects.
OK, c’est génial, mais comment fais-je pour créer un sentiment de justice ?
Les différents auteurs s’accordent pour indiquer qu’il n’y a pas de clé en main pour créer, du jour au lendemain, un sentiment de justice chez ses salariés. Il s’agit plutôt d’amener cette thématique dans la discussion et le fonctionnement quotidien et routinier de l’organisation pour que les décisions se prennent avec la grille de lecture « justice organisationnelle ».
Néanmoins, Bertholet, Gaudet et Robert proposent trois grands types d’actions :
- Appliquer le modèle de la justice avant de prendre des décisions qui affecteront les salariés. Les auteurs proposent dans leur livre des exemples concernant des décisions diverses telles que la promotion, la rémunération, le licenciement économique ou le changement organisationnel par exemple.
- Mesurer le sentiment d’injustice dans son organisation. Cela peut se faire durant l’évaluation des risques psychosociaux ou durant un sondage d’engagement des salariés. Les auteurs précisent que cela permet de prendre le pouls du sentiment de justice dans son organisation, de pouvoir l’imputer aux comportements managériaux et de pouvoir constater les effets que ce sentiment de justice a dans son organisation.
- Former les managers face au thème de la justice organisationnelle, notamment pour limiter les postures fermées telles que « on ne peut pas satisfaire tout le monde » et pour pouvoir mettre en œuvre le premier type d’action (appliquer le modèle de la justice avant de prendre des décisions). Cette action est aussi préconisée par Caroline Piasecki qui préconise toutefois, pour un effet durable, un recyclage régulier de cette formation.
Ici, on voit bien que l’objectif n’est pas d’influencer le salarié mais plutôt le contexte de travail dans lequel il évolue pour, ensuite, développer son sentiment de justice et donc ses externalités positives.
Le Roy préconise des actions allant dans le même sens mais déplore que les organisations, malgré l’état des connaissances sur le sujet, se contentent souvent d’une vision légaliste (considérant que juste = légal) et non morale (qui considérerait que juste = perçu comme juste) notamment lorsqu’il s’agit de prendre et porter des décisions difficiles. Pourtant, Bertholet, Gaudet et Robert ont inclus dans leur livre des annexes qui permettent d’identifier comment, de façon pratique et concrète, adopter les principes de justice organisationnelle sur des situations variées telles qu’une promotion, une rémunération, un licenciement économique ou un changement organisationnel. Il ne s’agit donc pas là simplement d’un vœu pieux et théorique mais d’un axe de progression réaliste.
Pour aller plus loin sur la thématique, nous vous invitons à lire ces références utilisées pour rédiger l’article :
Bertholet, J. -F., Gaudet, M. -C. et Robert, C. (2021). Le sentiment d’injustice en entreprise : Anticiper pour assurer la performance. Mardaga.
Le Roy, J. (2010). Sentiment d’injustice et comportements contreproductifs au travail : déterminants cognitifs, contextuels et dispositionnels [Thèse de doctorat, Université Paris Nanterre]. Theses.fr. https://www.theses.fr/2010PA100108
Piasecki, C. (2017). L’utilisation de la justice organisationnelle dans une démarche de prévention des risques psychosociaux [Thèse de doctorat, Université Côte d’Azur]. Theses.fr. https://theses.fr/2017AZUR2021