Quel que soit notre statut hiérarchique, nous pouvons parfois nous étonner de voir des collaborateurs ne pas oser exprimer leurs difficultés, signaler leurs erreurs ou proposer des pistes d’amélioration ou projets. Après tout, il semblerait logique, notamment quand il s’agit d’informations positives ou constructives, que chacun ose.
Le concept de sécurité psychologique peut nous éclairer sur les raisons de ce silence qui a de multiples impacts sur les travailleurs et les organisations.
Qu’est-ce que la sécurité psychologique ?
Il s’agit des croyances que peuvent avoir les personnes concernant les conséquences négatives, formelles ou informelles, qui surviendront après des prises de risques dans leurs relations interpersonnelles (par exemple demander de l’aide, admettre une erreur).
Donc, la sécurité psychologique existe quand les travailleurs sentent qu’ils peuvent s’exprimer, donner des idées ou poser des questions sans crainte d’être sanctionnés, embarrassés ou subir des conséquences négatives diverses (ostracisation etc.) dans leur environnement de travail.
Comment un travailleur évalue-t-il la sécurité psychologique ?
La sécurité psychologique découle d’un calcul inconscient entre le fait de s’exprimer et le fait de rester silencieux.
De façon générale, la situation suivante se présente.
- S’exprimer pourrait bénéficier à l’organisation et/ou ses usagers, mais le bénéfice n’apparaît qu’après un certain délai et le résultat positif demeure incertain.
- Rester silencieux bénéficie en revanche immédiatement au collaborateur et le bénéfice (qui ici est l’absence de conséquences négative) est certain pour l’agent.
Dans un contexte d’insécurité psychologique, les travailleurs auront donc tendance à ne pas s’exprimer. Cela n’est pourtant pas sans conséquences
Quelles conséquences risque-t-on de voir arriver en contexte d’insécurité psychologique ?
Comme nous l’avons vu, le sentiment de sécurité psychologique va influencer le choix, pour un travailleur, de s’exprimer ou non au travail dans différentes situations (erreurs, problèmes rencontrés, proposition d’idées, demande d’aide etc.).
Les conséquences sont alors à plusieurs échelles :
- Organisationnelles : baisse de la performance, manque d’innovation et d’adaptabilité, survenue d’erreurs évitables, génération de troubles psychosociaux (stress, harcèlement …) et augmentation des indicateurs relatifs aux risques psychosociaux (absentéisme, turnover, accident de travail etc.), mise en danger évitable des collègues et usagers.
- Individuelles : impact psychologique (stress professionnel, insatisfaction, détresse psychologique …) et impact physique (troubles psychosomatiques, baisse de la sécurité physique …).
Hormis prévenir des effets négatifs, y a-t-il de réels avantages à instaurer un climat de sécurité psychologique ?
Amy C. Edmondson, titulaire d’un master en psychologie et d’un doctorat en organizational behavior, est une chercheuse et professeure de leadership et management à la Harvard Business School qui s’est spécialisée sur cette thématique. Elle présente la sécurité psychologique comme une condition permettant l’apprentissage, l’innovation et la performance.
En étudiant les effets conjoints de la sécurité psychologique et des attentes en termes de performance, elle différencie plusieurs types de situations :
Faibles attentes de performance | Fortes attentes de performance | |
Sécurité psychologique | Zone de confort | Zone d’apprentissage |
Insécurité psychologique | Zone d’apathie | Zone d’anxiété |
Ainsi, la sécurité psychologique aurait un impact sur la performance des organisations en permettant l’apprentissage des équipes. La sécurité psychologique permettrait en effet de favoriser l’apprentissage par les erreurs ou encore les essais d’innovation.
Un article de Sehoon Kim, Heesu Lee et Timothy Paul Connerton dans Frontiers in Psychology va dans ce sens. Leur recherche a démontré que la sécurité psychologique n’agissait pas directement sur l’efficacité de l’équipe ou de l’organisation, mais permettait les apprentissages et contributions individuelles qui, elles, permettent d’améliorer la performance.
Des applications à différents contextes sont possibles, mais pour donner un exemple un article de Ayano Ito et ses collaborateurs présente les avantages suivants dans le contexte du soin :
- Une culture de sécurité.
- Une qualité des soins.
- La collaboration entre les professionnels, la confiance et le respect.
- La créativité, la performance et l’innovation.
- Une satisfaction professionnelle pour les salariés.
- Un engagement dans son rôle et envers l’organisation employeur.
- Une habilitation renforcée.
- Moins d’épuisement émotionnel.
- Plus de comportements de prises de risques interpersonnels (ex : s’exprimer, apprendre, demander de l’aide …).
- Moins de comportements négatifs (ex : comportement oppressifs).
- Une meilleure qualité de la communication.
Avant d’agir pour développer la sécurité psychologique, les confusions suivantes sont à éviter :
- Travailler dans un environnement de sécurité psychologique ne veut pas dire être toujours d’accord avec l’autre pour être gentil, ou soutenir inconditionnellement le point de vue des autres. C’est en revanche pouvoir être en désaccord et libre d’en échanger, pouvoir parler de ce qui agace pour faire évoluer la situation.
- Le sentiment d’insécurité psychologique n’est pas un problème de personnalité, on ne peut pas dire que ceux qui n’osent pas s’exprimer manquent de confiance en eux ou sont forcément introvertis pour individualiser le problème. Il n’y a pas de corrélation entre le sentiment de sécurité psychologique et le trait de personnalité extraversion/introversion.
- La confiance et la sécurité psychologique semblent proches mais diffèrent. La confiance est liée à un sujet spécifique dans le cadre d’une interaction, avec des attentes futures de la part de quelque chose ou quelqu’un. La sécurité psychologique s’expérimente plutôt au niveau du groupe et dans l’instant.
- Créer un sentiment de sécurité psychologique ne se fait enfin pas en acceptant n’importe quoi, en baissant ses attentes, ses standards ou en supprimant ses deadlines. Au contraire, associer la sécurité psychologique et des standards de qualité permet l’apprentissage et la performance.
A présent, comment puis-je renforcer la sécurité psychologique ?
Selon Carl R. Rogers, dont la thérapie centrée sur le client agit sur la sécurité psychologique, cette dernière dépend de trois conditions :
- Accepter la valeur inconditionnelle de l’individu, et que cela soit perçu par l’individu.
- Etablir un climat dont toute évaluation externe soit absente. Il distingue alors réaction (donner un feedback, par exemple « je n’aime pas ton idée ») et évaluation (où l’on juge la personne, par exemple « ce que tu fais est mauvais »). Donner des réactions permet de laisser un lieu de contrôle interne à l’individu tandis que donner une évaluation amène un lieu de contrôle externe, l’amène à se soucier de ce que pense nécessairement autrui pour s’attribuer une valeur propre.
- Offrir une compréhension empathique. Il invite alors à ne pas signifier une acceptation qui serait vide de sens, dans laquelle on ne connaitrait pas vraiment l’autre, mais appelle à connaître l’individu, s’intéresser à sa vie, ses besoins, à sa personne.
Lorsque Carl R. Rogers a souhaité étendre ses découvertes à d’autres domaines que la thérapie, il a émis l’hypothèse selon laquelle la sécurité psychologique ainsi favorisée associée à une liberté psychologique, qu’il défend comme une complète liberté symbolique (être libre de penser, sentir, être vraiment soi-même, sans que cela ne s’exprime nécessairement dans un comportement potentiellement destructeur par exemple), permettait à l’individu de développer sa créativité.
En complément de ces considérations générales, Amy C. Edmondson a réalisé, dans son livre sur la sécurité psychologique, un guide spécifique à destination des managers et un questionnaire d’auto-évaluation des pratiques de management. Voici une traduction libre du questionnaire :
Pour préparer le terrain | Définir un cadre | Ai-je clarifié la nature du travail ? |
Ai-je clarifié à quel point le travail était complexe et potentiellement interdépendant avec d’autres ? | ||
A quel type d’incertitude doit-on faire face ? | ||
A quelle fréquence je rappelle ces aspects du travail ? | ||
Est-ce que j’évalue bien la compréhension partagée de ces aspects au niveau de mon équipe ? | ||
Ai-je parlé des erreurs et échecs de la bonne manière, de manière appropriée par rapport au travail ? | ||
Ai-je été clair sur le fait que les petites erreurs permettent des améliorations conséquentes ? | ||
Suis-je clair sur le fait qu’il est impossible de mettre en place de nouvelles méthodes, outils ou d’innover en réussissant du premier coup ? | ||
Mettre l’accent sur le but | Ai-je bien expliqué clairement pourquoi notre travail compte, pourquoi ça fera la différence et pour qui ? | |
Même si cela semble évident par rapport à notre travail, est-ce que j’en parle souvent ? | ||
Pour inviter à participer | Démontrer son humilité | Suis-je sûr que tous mes collaborateurs savent que je n’ai pas toutes les réponses sur les sujets professionnels ? |
Ai-je mis l’accent sur le fait qu’on peut toujours apprendre ? | ||
Ai-je été clair sur le fait que la situation nécessite que chacun reste humble et curieux sur ce qui pourrait arriver ? | ||
Interroger les pratiques | A quelle fréquence est-ce que je pose de vraies questions, et non des questions rhétoriques ? | |
A quelle fréquence est-ce que je questionne mes collaborateurs au lieu d’exprimer simplement ma vision / mon avis ? | ||
Est-ce que je trouve le bon équilibre de questions qui permettent d’aller loin et en profondeur dans les pratiques ? | ||
Mettre en place un cadre et un process | Est-ce que j’ai créé les conditions (outils, process etc.) pour systématiquement faire émerger les idées et les inquiétudes ? | |
Est-ce que ces conditions sont suffisamment bonnes pour assurer un environnement sécurisé pour que chacun s’exprime ouvertement et librement ? | ||
Pour répondre de façon productive | Exprimer de la gratitude | Ai-je écouté sincèrement, signalant à mon interlocuteur que ce qu’il disait comptait ? |
Est-ce que je reconnais et remercie mon interlocuteur après qu’il m’ait apporté une idée ou posé une question ? | ||
Déstigmatiser les erreurs et échecs | Ai-je fait tout mon possible pour déstigmatiser les erreurs et échecs ? | |
Que puis-je faire de plus pour célébrer les erreurs informatives (c’est-à-dire des essais dans de nouveaux domaines, qui cette fois-ci n’ont pas réussi mais peuvent amener à des informations) ? | ||
Quand quelqu’un vient me voir avec une mauvaise nouvelle, comment est-ce que je fais en sorte qu’il s’agisse d’une bonne expérience malgré tout ? | ||
Est-ce que je propose mon aide ou mon soutien pour accompagner mes collaborateurs vers les prochaines étapes ? | ||
Sanctionner clairement les violations du cadre | Ai-je clarifié les limites ? | |
Est-ce que les collaborateurs savent ce qui constitue une violation du cadre qui mérite sanction ? | ||
Est-ce que je réponds à ces violations de manière appropriée afin de pouvoir faire en sorte de modifier les comportements, d’éviter de nouvelles violations ? |
Etant donné l’importance de la déstigmatisation des erreurs, et les difficultés pour les organisations à mettre en application concrète le droit à l’erreur, nous proposons d’approfondir le sujet :
Tout d’abord, Amy C. Edmondson rappelle qu’il s’agit d’un changement de paradigme nécessaire :
Paradigme traditionnel | Paradigme de déstigmatisation | |
Concept d’échec ou d’erreur | L’échec/l’erreur n’est pas acceptable. | C’est une étape naturelle de toute expérimentation ou apprentissage. |
Croyances à propos d’une performance efficace | Ceux qui sont performants n’échouent pas. | Ceux qui sont performants produisent, apprennent et partagent les leçons apprises de leurs erreurs. |
L’objectif | Eviter les erreurs. | Promouvoir l’apprentissage. |
L’impact du paradigme | Les collaborateurs cachent les échecs et erreurs pour se protéger. | La discussion peut être ouverte, les apprentissages rapides et l’innovation est possible. |
Ensuite, elle propose une distinction entre trois types d’erreurs et différentes réactions possibles pour parvenir à instaurer le droit à l’erreur :
Erreur évitable face à une configuration habituelle d’éléments prévus par le système | Erreur complexe liée à l’exposition à une configuration nouvelle d’éléments | Erreur informative liée à des essais d’innovation infructueux | |
Réactions possibles | Organiser une formation | Faire une analyse des échecs/erreurs avec une perspective différente | Echanger sur les échecs |
Organiser un recyclage de formation | Réaliser une identification des facteurs de risques à corriger | Récompenser | |
Améliorer les procédures | Améliorer le système | Faire une analyse réfléchie des résultats pour en déterminer les implications | |
Redéfinir le système | Faire un brainstorming pour trouver de nouvelles hypothèses | ||
Mettre en œuvre des sanctions, si les erreurs sont répétées ou que des violations importantes du cadre sont identifiées | Préparer les prochaines étapes pour de nouvelles expérimentations |
Afin de compléter ces marges de manœuvre managériales, nous pouvons également citer l’article d’Ayano Ito et ses collaborateurs qui ont listé grâce à leur revue de littérature les paramètres suivants qui influencent la sécurité psychologique :
- Des variables liées à l’organisation comme la politique menée, les procédures, la justice, le style managérial, le soutien organisationnel.
- Des variables interpersonnelles comme la confiance, le respect, les relations de qualité, le soutien social, la qualité de la communication et le comportement des leaders.
- Des variables individuelles comme les caractéristiques démographiques, les différences de statuts, les compétences et attitudes des travailleurs.
Pour aller plus loin sur la thématique, nous vous invitons à lire ces références utilisées pour rédiger l’article :
Ito, A., Sato, K., Yumoto, Y., Sasaki, M., & Ogata, Y. (2021). A concept analysis of psychological safety : Further understanding for application to health care. Nursing open, 9(1), 467‑489. https://doi.org/10.1002/nop2.1086
Kim, S. H., Lee, H., & Connerton, T. P. (2020). How psychological safety affects team performance : Mediating role of efficacy and learning behavior. Frontiers in Psychology, 11. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2020.01581
Rogers, C. R. (2018). Le développement de la personne. InterEditions.