Nous allons vous proposer plusieurs articles permettant de mieux comprendre le harcèlement moral au travail, pour le prévenir ou y réagir.
- Dans ce premier article, nous nous intéressons au cadre réglementaire définissant le harcèlement moral au travail ainsi que certains modèles en psychologie qui permettent de mieux appréhender ce sujet.
- Dans un futur article, nous nous intéresserons aux marges de manœuvre pour prévenir le harcèlement moral au travail ou y réagir.
Le harcèlement moral au travail dans la loi :
Les textes législatifs donnent un cadre pour appréhender le harcèlement moral au travail (articles L1152-1 à L1152-6 du code du travail, articles 222-33-2 et 222-33-2-2 du code pénal, loi n° 2012-954 du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel) :
- Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral.
- Ces agissements ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. L’intentionnalité n’est donc pas nécessaire.
- Ils peuvent être mis en œuvre par une seule personnes ou par plusieurs personnes, qui se sont concertées ou qui sans concertation savent que ces agissements caractérisent une répétition.
- Les personnes qui subissent, ont refusé de subir, relatent ou témoignent du harcèlement moral sont protégées des sanctions ou ruptures de contrat de travail par exemple.
- L’employeur doit prendre toutes les dispositions nécessaires pour prévenir les agissements de harcèlement moral au travail.
- Le harcèlement moral au travail est réglementé à la fois par le code du travail et par le code pénal.
- Tout salarié pratiquant ces agissements est passible de sanctions par son employeur et de poursuites judiciaires.
- Les conséquences judiciaires sont majorées si les agissements causent une incapacité totale de travail supérieure à huit jours, s’ils ont été commis sur un mineur (ex : un stagiaire ou apprenti), sur une personne dont la vulnérabilité est apparente ou connue de l’auteur (ex : grossesse, maladie, âge, handicap visible, déficience etc.), s’ils sont commis par l’utilisation d’un service de communication en ligne ou support numérique (ex : Intranet, messagerie interne, réseaux sociaux …), ou si un mineur était présent et y a assisté (ex : dans un établissement scolaire ou en présence d’un apprenti ou stagiaire mineur).
- Une procédure de médiation peut être initiée à la demande de la personne s’estimant victime de harcèlement moral au travail ou de la personne étant remise en cause.
En outre, la jurisprudence précise certains éléments (Prieux, 2021) :
- Les trois critères (1-propos ou actes répétés, 2-susceptibles d’entrainer volontairement ou involontairement une dégradation des conditions de travail, 3-qui elles même porteront atteinte au salarié) doivent être chacun démontrés.
- Un acte unique ne peut être constitutif de harcèlement moral.
- Il n’y a pas de critère de temps pour la répétition des faits : ils peuvent se produire sur une période courte ou très espacée.
- La répétition des faits peut se dérouler durant une période de suspension de contrat.
- Le droit ne caractérise pas de harcèlement collectif, et le harcèlement doit être caractérisé pour chaque individu si plusieurs victimes se déclarent même si les actes peuvent toucher plusieurs personnes.
- L’intention de harceler ou l’intention de nuire ne sont pas nécessaires pour caractériser le harcèlement moral au travail.
- Les conséquences dommageables sur la santé, la dignité ou les droits du travailleur n’ont pas à être démontrées puisque la potentialité de ces conséquences suffit, et non leur réalisation effective.
- Le harcèlement moral au travail peut venir de personnes internes à l’organisation (ex : directeur, manager, collègue etc.) ou de personnes extérieures à l’organisation (ex : conjoint du directeur, employé d’une autre organisation, bénévoles).
- Plusieurs types d’actes, dès lors qu’ils sont injustifiés, ont pu être reconnus comme du harcèlement moral tels que : des sanctions injustifiées (ou menaces de sanctions injustifiées), la mise sous pression infondée d’un salarié sur la qualité de son travail, des comportements illégitimes, des insultes, des pressions, des humiliations, l’organisation de la dégradation des relations au travail, des stratagèmes pour se séparer à moindre coût d’un salarié ou lui ôter toute protection, des manquements ou erreurs à répétition, des rétorsions ou représailles qui ne disent pas leurs noms, des mesures vexatoires, des placardisations ou mises à l’écart.
- En substance, on peut voir dans ces différents types d’actes un détournement du lien de subordination, des règles disciplinaires, du pouvoir de direction ou du pouvoir d’organisation.
- Des exemples concrets de situations, issus de la jurisprudence, sont présentés dans l’analyse de Michaël Prieux pour les lecteurs intéressés par quelques illustrations de cas (p. 14-50).
Cette première présentation, avec le cadre légal et la jurisprudence, est intéressante car pointe des caractéristiques souvent peu identifiées par les travailleurs, managers ou employeurs, notamment le fait que l’intentionnalité ne soit pas nécessaire, qu’un acte unique ne puisse pas être considéré comme du harcèlement moral au travail ou que la période prise en compte pour estimer la répétition des faits puisse être espacée.
Maintenant que nous avons pu définir le sujet du harcèlement moral au travail grâce au cadre légal, essayons d’aller plus loin pour mieux le comprendre.
Au-delà de la définition légale :
Il est possible de définir « le harcèlement moral au travail comme un processus psychologique induit dans un contexte de travail, se caractérisant par une synergie durable et répétée d’agissements destructeurs portant atteinte aux relations, aux conditions de travail et à l’intégrité d’un salarié et aboutissant à une souffrance pouvant mettre en péril sa santé psychique et physique » (Desrumaux, 2022). Il peut également s’agir de cyber-harcèlement au travail lorsqu’il découle du contexte de travail et se produit par le biais des technologies de l’information et de la communication (réseaux sociaux, mail etc.). Pascale Desrumaux ajoute que deux éléments marquants sont à identifier en complément de cette définition : l’absence de soutien ou d’aide et le silence.
Le harcèlement moral est catégorisé par les chercheurs comme l’un des comportements antisociaux au travail (CAAT), c’est-à-dire comme un comportement pouvant porter atteinte aux organisations ou aux personnes comme les vols, les déviances de production, les agressions physiques ou psychologiques etc. (Desrumaux, 2022).
Selon Trépanier (2013), il est nécessaire de distinguer le harcèlement moral au travail d’autres formes d’agressions, comme les incivilités. Cela se fait en analysant la fréquence et la persistance des faits, qui sont des éléments distinctifs du harcèlement moral au travail.
Conformément à notre typologie des risques psychosociaux (facteurs de risques, perturbations psychosociales, conséquences ; plus d’information à ce lien), le harcèlement moral au travail figure parmi les perturbations psychosociales (Machado, 2015).
Grâce à ces considérations et aux nombreuses recherches sur le sujet, il devient alors possible de comprendre les déterminants du harcèlement moral au travail, le processus par lequel le harcèlement se passe et les conséquences produites. Enfin, grâce à cette compréhension, il devient possible de savoir comment prévenir le harcèlement et prendre en charge la victime, en plus de ce qui est imposé strictement par la loi.
Plusieurs approches pour comprendre le harcèlement moral au travail :
Deux types d’approches ont étudié le harcèlement moral :
- Approches personnologiques : elles visent à étudier les caractéristiques des harceleurs et des victimes de harcèlement. On peut ici citer les travaux de Hirigoyen (1998) qui a évoqué l’idée d’une « perversion narcissique » chez le harceleur, les travaux de Holt, Finkelhor et Kantor (2007) ou encore les travaux de Brendgen, Poulain et Denault (2019) qui s’intéressent au renforcement du schéma victimaire dans d’autres domaines de vie chez les victimes de harcèlement moral à l’école ou à l’impact des expositions multiples au harcèlement moral (à l’école, au travail etc.) ou encore les travaux de Mathiesen et Einarsen (2001) qui s’intéressent aux caractéristiques personnologiques des victimes. Combinées aux informations issues des enquêtes, ces approches permettent de faire un « portrait-robot » de la victime et du harceleur, mais elles sont soumises à débat car certains chercheurs pointent du doigt des biais méthodologiques : les enquêtes sont réalisées à posteriori et l’expérience de harcèlement prolongé peut avoir modifié la personnalité, on ne peut donc savoir si les caractéristiques identifiées résultent du harcèlement ou étaient présentes avant celui-ci.
- Approches situationnistes : elles aspirent à étudier les caractéristiques sociétales, culturelles et organisationnelles qui favorisent ou influencent le harcèlement. Nous pouvons ici citer par exemple l’approche de Dejours (Dejours et Gernet, 2016) qui invite à considérer les conditions sociales et organisationnelles qui limitent ou libèrent la violence au travail, les travaux de Desrumaux et ses collègues (cités par Desrumaux, 2022) sur la culture organisationnelle ou l’explication des comportements antisociaux au travail, les travaux de Brodsky (cités par Desrumaux 2022) qui évoquent les récompenses octroyées par les organisations ou leur permissivité face aux comportements micro-politiques qui peuvent être sources de harcèlement ou encore les travaux de Leyman sur les agissements hostiles qui isolément semblent anodins mais répétés constituent le harcèlement en contexte professionnel.
Une vision intégrative prend en compte ces deux types d’approches. A titre d’exemple, le modèle explicatif et intégratif des CAAT de Leblanc et ses collaborateurs, repris par Desrumaux (2022), évoque des déterminants organisationnels (culture, justice, climat de travail, structure et contraintes de l’organisation) et individuels (personnalité et réactions émotionnelles). Toutes ces variables pourraient influencer la génération de CAAT anti-organisationnels comme les déviances de production (empêcher le travail par ex.) ou de propriété (vols par ex.) et de CAAT anti-individuels comme les agressions physiques et psychologiques dont le harcèlement moral (figure 1).
Figure 1 : Modèle intégratif et explicatif des CAAT de Leblanc et al. (Desrumaux, 2022)
Si on se centre sur la violence, certains contextes organisationnels seraient plus propices à son émergence et au harcèlement (Desrumaux 2022) car ils favorisent la frustration, les angoisses ou les dissonances cognitives. Il s’agit de contextes présentant une primauté de la performance sur d’autres indicateurs, une mise en concurrence des collaborateurs, un décalage entre ce qui est prescrit et le travail réellement réalisable, un écart entre les contributions des collaborateurs et la reconnaissance qui leur est accordée ou encore une dévalorisation de la communication et des relations (figure 2).
Figure 2 : Contexte organisationnel d’émergence de la violence au travail et ses conséquences (Desrumaux, 2022)
Le harcèlement comme un processus :
Suite à la présentation de ces approches, nous pouvons rappeler que le harcèlement moral au travail est décrit comme un processus passant par différentes étapes.
Plusieurs modèles existent dans la littérature et peuvent, pour partie, être retrouvés dans le livre de Desrumaux (2022). Nous allons ici nous concentrer sur celui de Poilpot-Rocaboy, présenté par la même autrice (figure 3), qui reprend certaines caractéristiques communes des autres modèles.
Le harcèlement dépend de trois types de déterminants : des caractéristiques individuelles de la victime, de l’auteur, et des facteurs organisationnels comme le style de management, les relations sociales ou le climat social. Ces trois types de déterminants interagissent, les facteurs organisationnels exercent une pression sur les caractéristiques individuelles et ces dernières peuvent influencer les facteurs organisationnels.
Stimulé par ces trois déterminants, le comportement de harcèlement professionnel va moduler les réponses de la victime et de l’organisation où elle travaille. Ces réponses sont également en interaction, en fonction des réponses de l’organisation les réponses de la victime pourront différer (par ex. avec davantage d’énervement et d’éclat en cas de non-réaction des services des ressources humaines).
Ces réponses vont avoir des implications à la fois au niveau individuel (conséquences psychologiques, médicales) et au niveau organisationnel (dégradation du climat social, contentieux …).
Les implications organisationnelles pourront influencer les facteurs organisationnels à l’avenir. Pascale Desrumaux évoque notamment des formations au management, mais nous pouvons ajouter la création de procédures de signalement, de dispositifs de soutien aux problématiques managériales, de dispositifs d’accompagnement des victimes, d’actions de sensibilisations etc.
Figure 3 : Modélisation du processus de harcèlement professionnel par Poilpot-Rocaboy (Desrumaux, 2022)
L’autrice distingue donc les facteurs déclenchants du harcèlement moral au travail et les facteurs aggravants.
- Les facteurs déclenchants organisationnels peuvent relever d’un conflit, d’un changement de manager ou de titulaire sur un poste, d’un changement de rôle, de problématiques d’organisation de travail, de difficulté managériale, de style managérial directif ou laisser-faire. Des facteurs déclenchants individuels existent aussi pour la victime comme la volonté d’être entendue, le fait d’intervenir avec une forte conscience professionnelle ou un besoin de reconnaissance, de générer de la jalousie, et pour l’harceleur comme le fait de vouloir accroître la rentabilité, la production, la crainte de ne pas atteindre ses objectifs, l’abus de pouvoir, le besoin d’écraser les autres ou l’agressivité.
- Les facteurs aggravants sont liés au fait de ne pas nommer le problème et chercher à déplacer ou éliminer la personne de l’équation plutôt que trouver une solution, parfois avec la participation du groupe. Avec ce refus d’identification du problème, d’autres facteurs aggravants surviennent comme l’atteinte de la communication (refus de communiquer, communication perverse), l’isolement (isoler la victime de son équipe, de ses collègues), la destruction des liens positifs ou constructifs entre l’individu et son travail (la disqualifier, la discréditer), l’atteinte à la santé physique et mentale de la victime en compromettant ses conditions de travail, en la poussant à la faute ou en la faisant passer pour folle.
Les conséquences du harcèlement :
D’après les enquêtes européennes citées par Desrumaux (2022), le harcèlement au travail a une vaste diversité de conséquences liées au développement de problèmes de santé (troubles psychosomatiques, troubles dépressifs, symptômes proches d’un trouble de stress post-traumatique) et dans la durée, à d’autres complications (arrêts de travail, maladies graves, tentatives de suicide).
On comprend alors aisément pourquoi il est nécessaire de prévenir le harcèlement moral au travail, et adopter les bons réflexes pour y réagir quand il se produit. Cela fera l’objet d’un futur article.
Pour aller plus loin sur la thématique, nous vous invitons à lire ces références utilisées pour rédiger l’article :
Articles L1152-1 à L1152-6 du code du travail (France). Legifrance. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006072050/LEGISCTA000006177845/#LEGISCTA000006177845
Articles 222-33-2 et 222-33-2-2 du code pénal (France). Legifrance. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006070719/LEGISCTA000006165282/#LEGISCTA000047052746
Brendgen, M., Poulin, F., & Denault, A.-S. (2019). Peer victimization in school and mental and physical health problems in young adulthood: Examining the role of revictimization at the workplace. Developmental Psychology, 55(10), 2219–2230. https://doi.org/10.1037/dev0000771
Dejours, C. et Gernet, I. (2016) Psychopathologie du travail (2e éd.). Elsevier Masson.
Desrumaux, P. (2022). Le harcèlement moral au travail : Approches psychosociales, organisationnelles et cliniques (2e éd.). Presses universitaires de Rennes.
Grenier-Pezé, M. et Soula, M. C. (2002). Approche pluridisciplinaire du harcèlement moral. Documents pour le médecin du travail, 90, 137-145. https://www.inrs.fr/media.html?refINRS=TF%20113
Hirigoyen, M. F. (1998). Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien. Syros.
Holt, M. K., Finkelhor, D., & Kantor, G. K. (2007). Hidden forms of victimization in elementary students involved in bullying. School Psychology Review, 36(3), 345–360. https://doi.org/10.1080/02796015.2007.12087928
Holt, M. K., Finkelhor, D., & Kantor, G. K. (2007). Multiple victimization experiences of urban elementary school students: Associations with psychosocial functioning and academic performance. Child Abuse & Neglect, 31(5), 503–515. https://doi.org/10.1016/j.chiabu.2006.12.006
Loi n°2012-954 du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel (2012) (France). Legifrance. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000026263463
Matthiesen, S. B., & Einarsen, S. (2001). MMPI-2 configurations among victims of bullying at work. European Journal of Work and Organizational Psychology, 10(4), 467–484. https://doi.org/10.1080/13594320143000753
Niedhammer, I., David, S., et Degioanni, S. (2007). La version française du questionnaire de Leymann sur la violence psychologique au travail : le « Leymann Inventory of Psychological Terror » (LIPT). Archives des Maladies Professionnelles et de l’Environnement, 68(2), 136-152. https://doi.org/10.1016/s1775-8785(07)88911-9
Prieux, M. (2021). Approches jurisprudentielles des risques psychosociaux – qualification, évolutions, actualité. https://www.souffrance-et-travail.com/wp-content/uploads/Approches-jurisprudentielles-RPS.pdf
Trépanier, S.G. (2013). Le harcèlement psychologique chez le personnel infirmier : Une analyse du rôle des besoins fondamentaux au plan du fonctionnement psychologique et professionnel. Thèse de doctorat. Université du Québec à Trois-Rivière : https://depot-e.uqtr.ca/id/eprint/6942/1/030586218.pdf